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LE SACRIFICE D’IPHIGENIE

 

Tout était prêt en vue de l’expédition. Pour la seconde fois, l’armée s’était regroupée à Aulis. Une chose pourtant retenait encore la flotte : l’absence de vent. C’était le calme plat. Tout le monde attendait, en vain, un souffle d’air.

 

– Jusqu’à quand ça va durer cette histoire? s’impatientait un grand nombre.

 

– Il est clair que les dieux sont contre nous, maugréaient les autres. Nous devons rentrer chez nous!

 

Poussés par la même inquiétude, les chefs décidèrent d’interroger Calchas, le devin attitré des forces grecques, qui leur révéla ceci :

 

– La déesse Artémis est violemment irritée contre le com-mandant des armées. Elle lui reproche amèrement, depuis de nombreuses années déjà, d’oublier de l’honorer. Il alla même jusqu’à l’offenser dernièrement en se targuant d’avoir abattu une biche d’assez loin, démontrant, dit-il, une habileté dont Artémis elle-même n’aurait été capable. Pire encore, ici même, dans le bois d’Aulis, il tua un bouc sauvage, un animal sacré qu’elle affectionnait particulièrement, portant à son comble la colère de la déesse qui désire à présent lui rappeler un vieil engagement qu’il n’a toujours pas tenu jusqu’à ce jour. Il lui avait promis, en effet, de lui offrir en sacrifice la plus belle créature jamais mise au monde dans son royaume. Le hasard voulut que, l’année en question, l’être vivant le plus adorable qui vit le jour fut sa propre fille, Iphigénie. Mais Agamemnon oublia sa promesse, provoquant déjà le courroux d’une Artémis outragée. Le moment est venu où il doit payer et la déesse ne s’apaisera que s’il lui sacrifie sa fille, Iphigénie. A cette condition seulement le vent soufflera de nouveau, venant gonfler les voiles des navires qui pourront alors appareiller et mettre le cap sur Troie.

 

-1-

L’Atride écoutait, abasourdi. S’en prendre à Calchas n’aurait servi à rien mais accepter de sacrifier sa fille adorée, cela dépassait la simple horreur. Non, ça, jamais. Et, dissimulant sa pensée, il dit :

 

– Clytemnestre n’acceptera jamais un tel sacrifice.

 

– Ce n’est le vœu de personne, répondit Ménélas. Mais on ne pourra pas lever l’ancre si l’on ne calme pas la colère de la déesse.

 

« Et bien, qu’on ne lève pas l’ancre s’il faut pour cela sacrifier Iphigénie », murmura Agamemnon entre ses dents puis, à haute voix, il déclara :

 

– Je n’en sais rien. Une chose est certaine pourtant : jamais sa mère ne le permettra.

 

– Nous sommes confrontés aux exigences d’une déesse et il faudrait prendre l’avis d’une mère? C’est à toi de décider.

 

– Moi, aussi odieuse que me soit cette pensée, je suis obligé d’obéir. En tant que chef de l’armée, je n’ai pas le choix. Si Clytemnestre accepte, je n’aurai aucune raison de m’y opposer.

 

– Sois franc. Tu ne veux pas te soumettre à la volonté de la déesse, accusa l’un des chefs.

 

– Donnons le commandement suprême à quelqu’un d’au-tre, lança un second.

 

– A Palamède! renchérit un troisième.

 

Ce fut au tour d’Ulysse de réagir.

 

– Si vous désignez Palamède comme général en chef, alors salut! Je prends mes hommes et je m’en vais, dit-il en se dirigeant vers eux.

 

-2-

– Reste là Ulysse. Je ne suis pas d’accord moi non plus pour changer de commandement, intervint Ménélas. Mais Agamemnon doit se décider maintenant.

 

Agamemnon ne soufflait mot.

 

– Ecoute, Agamemnon, lui dit alors Ulysse. Tu sais très bien que je n’avais aucune envie d’aider Ménélas. Mais j’ai donné ma parole et je ne reviendrai pas dessus. D’un autre côté, je te comprends et je sais combien il est difficile de dire à Iphigénie qu’on l’attend pour l’offrir en sacrifice à Artémis. Cela a beau être la volonté d’une déesse, ce sont des mots qui ne sortent pas. Il y a pourtant un autre moyen. Ecris à Clytemnestre et dis-lui d’envoyer Iphigénie pour la marier, soi-disant, à Achille à qui l’armée veut ainsi prouver sa reconnaissance pour l’avoir sauvée en Mysie de la furie meurtrière de Télèphe. Précise qu’Iphigénie doit venir seule, sans compagnie féminine, sous entendu sa mère. Donne-lui pour explication que la place de la femme du roi n’est pas au milieu de ses troupes. Insiste aussi pour qu’elle l’envoie sans délai car nous n’attendons plus que ce mariage pour partir.

 

Agamemnon restait toujours muet.

 

C’est alors Ménélas qui écrivit le message sur une tablette.

 

– Signe, lui dit-il. L’armée s’impatiente. Iphigénie doit venir.

 

– Et Achille, lui? Il peut ne pas accepter que son nom soit mêlé à tout cela ; ne faut-il pas le consulter? suggéra Agamemnon cherchant à se dérober.

 

– Et s’il refuse, qu’est-ce qu’on fait? rétorqua Ulysse. De quelle autre manière peut-on faire venir Iphigénie? Ecoute Agamemnon, il n’y a pas d’autre solution. Tu dois signer.

 

-3-

– Oui, tu dois signer, reprirent les autres en chœur.

 

Alors, Agamemnon, la main tremblante, grava son nom sur la tablette.

 

Le message partit sur-le-champ. Le grand roi, lui, se retira sous sa tente, s’effondra à plat ventre sur sa couche et pleura son amertume. Puis soudain il bondit.

 

– Mais qu’ai-je fait là? dit-il. Ah non! Je ne laisserai pas faire une chose pareille! Et, s’emparant aussitôt d’une tablette, il y inscrivit ces quelques mots à l’intention de Clytemnestre : « N’envoie pas Iphigénie. Le mariage n’aura pas lieu. »

 

Puis il appela un serviteur de confiance à qui il donna les consignes suivantes :

 

– Prends mon char et mes chevaux et rends-toi à Mycènes au grand galop. Remets ce message entre les mains de ma femme. Surtout, prends garde à ce que personne ne sache que je t’envoie.

 

Mais Ménélas qui craignait fort que son frère ne changeât d’avis, restait vigilant. Lorsqu’il vit le cocher d’Agamemnon préparer son attelage, il prit de l’avance et alla s’embusquer à la hauteur d’un virage. Dès qu’il l’aperçut, il lui barra la route.

 

– Arrête! cria-t-il.

 

Le cocher n’avait pas d’autre alternative.

 

– Donne-moi la tablette! ordonna Ménélas.

 

– Je n’ai pas de tablette, nia-t-il apeuré.

 

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– Et ça, qu’est-ce-que c’est? dit Ménélas en lui arrachant celle qu’il tenait serrée et cachée sous sa tunique. Va maintenant mais ne rentre pas tout de suite. Attarde-toi n’importe où. A ton retour, tu diras ce que tu voudras, même la vérité, cela m’est égal.

 

Finalement, deux jours plus tard, Ménélas alla trouver Agamemnon.

 

– Je souffre moi aussi, autant que toi, lui dit-il, mais il ne pouvait en être autrement. Tiens, reprends ce message et voyons comment nous allons préparer Iphigénie au sacrifice.

 

– Comment oses-tu m’espionner et intercepter mes messages! hurla Agamemnon, furieux.

 

Alors Ménélas s’emporta à son tour.

 

– Toi, comment as-tu osé envoyer une seconde missive quand tu avais accepté de signer la première? Tu veux donc vraiment faire échouer l’expédition! On a choisi la guerre, Agamemnon, et la guerre sans victime, ça n’existe pas! Ce n’est pas une vie mais des milliers qui seront sacrifiées pour défendre notre honneur, l’honneur de tous les Achéens. Et maintenant que le sort a désigné ta fille, toi, le chef suprême, tu bats en retraite! Je ne te reconnais plus comme mon frère! Je ne te reconnais plus comme le Roi des Rois. Dissous l’armée, si tu y tiens mais je te préviens, tu seras la risée de tous les chefs car il n’y en aura pas un pour tolérer un affront pareil. Dis-moi qui acceptera de renoncer à une expédition qui promet gloire et butin! Une expédition qui est l’occasion d’infliger une cuisante correction aux ravisseurs, quels qu’ils soient!

 

Agamemnon capitula. Il tomba en larmes dans les bras de son frère. « C’est abominable », dit-il dans un sanglot, « Iphi-génie est tout ce que j’ai de plus précieux au monde. »

-5-

C’est sur ces derniers mots précisément qu’Iphigénie, sa malheureuse fille, à qui il ne fallut pas longtemps pour arriver de Mycènes, apparut accompagnée de sa mère et de deux amies. Agamemnon fut pris de court. « On avait bien dit qu’elle vienne toute seule », chuchota-t-il, « les choses vont être encore plus difficiles maintenant. »

 

Iphigénie courut se jeter dans les bras de son père.

 

– Ma pauvre fille! dit-il malgré lui, laissant échapper deux larmes.

 

– Mais père, je viens pour me marier et je suis folle de joie!

 

– Drôle de façon de nous accueillir, ajouta sa mère. Qu’est-ce-qui ne va pas? Mais tu es tout tremblant!

 

– Non, ce n’est rien, je suis si heureux. Je suis profondément ému. L’idée me rempli d’effroi.

 

– Mais qu’est-ce que tu racontes père?

 

– Comment peut-on être épouvanté par le bonheur de sa fille? ajouta Clytemnestre. Tu as perdu la tête.

 

– Je suis très exalté! Tu penses, un mariage comme celui-là! Ô puissante déesse du clair de lune, aie pitié de moi!

 

– Maman, mon père délire. Il se passe quelque chose.

 

– D’un côté tu dis être heureux et de l’autre tu te désoles comme si notre fille s’apprêtait à épouser Hadès.

 

– Non, non, c’est bien avec Achille qu’elle va se marier et j’en suis très content. Hadès est un grand roi lui aussi mais du Monde Souterrain.

 

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– Maman, mon père m’effraie.

 

– Ne t’inquiète pas mon enfant. C’est l’excès de bonheur. Mais explique-moi, Agamemnon, quel rapport y a-t-il entre notre joie et le Monde Souterrain?

 

– Je ne sais pas. Ne cherche pas à comprendre. D’ailleurs, que fais-tu ici? Je t’avais dit de ne pas venir.

 

– Ne pas être là le plus beau jour de la vie de notre fille?

 

– Ce n’est pas aussi simple. Enfin, puisque c’est comme ça et que tu voulais l’amener toi-même, je ne t’en ferai pas grief. Mais ici c’est l’armée et tu ne peux pas rester davantage. Et puis je serai là, moi. Tout se passera comme il se doit et selon la volonté des dieux.

 

– Ne renvoie pas maman, père. Je la veux près de moi. J’ai peur.

 

– Je ne partirai pas ma fille. Je serai près de toi pour partager ta joie comme ta peine si tel est le désir des dieux.

 

– Puisqu’on ne peut pas faire autrement, reste, dit Agamemnon. Après tout il s’agit d’un mariage et un mariage est une grande fête. Puis, se couvrant le visage de ses mains, il se réfugia sous sa tente. Personne ne devait voir pleurer le général en chef. Mais Iphigénie et sa mère ne s’y trompèrent pas. Elles tombèrent en sanglots dans les bras l’une de l’ autre.

 

Elles étaient encore là, toutes à leur tristesse, lorsqu’elles entendirent des pas s’approcher. Elles détournèrent la tête. Un jeune guerrier, de beauté divine dans son armure éclatante, leur faisait face.

 

– Excusez-moi, je ne vous avais pas vues, dit-il prêt à se retirer.

 

– Un instant, le retint Clytemnestre. Ne serais-tu pas...

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– Non, je suis Achille, répondit le jeune homme quelque peu décontenancé. Je suis le fils de Pélée et de Thétis.

 

– Et moi je suis Clytemnestre, la femme d’Agamemnon. Et voici Iphigénie... Oui, Iphigénie.

 

– C’est un grand honneur que de faire votre connaissance et je vous en remercie. Mais je dois partir, je suis soldat voyez-vous et le devoir m’appelle.

 

– Attends un peu. J’aimerai connaître l’homme qui va prendre ma fille pour épouse. Y vois-tu un inconvénient?

 

– Je suis très heureux d’apprendre que le chef des armées marie sa fille et je ne vois aucun mal à vouloir connaître son gendre avant le mariage mais sincèrement, je suis navré de ne pouvoir vous aider. Je ne suis au courant de rien. J’ignore jusqu’au nom de l’heureux élu.

 

Ces paroles d’Achille furent suffisantes pour qu’Iphigénie se précipite dans les bras de sa mère et l’inonde de ses pleurs. Clytemnestre se sentit alors doublement bouleversée.

 

– Tout ceci n’était donc qu’un tissu de mensonges quand ils disaient vouloir marier Iphigénie et avec toi qui plus est! Ils ne l’ont pas fait venir pour son bien! Mais pourquoi alors? Quels sombres desseins nous cachent-ils?

 

Stupéfait, Achille n’en croyait pas ses oreilles.

 

– Je suis désolé. Je ne comprends pas, dit-il enfin.

 

Iphigénie ne put en supporter davantage. Laissant sa mère, elle courut auprès de ses amies où elle pourrait pleurer tout son saoul, sans retenue aucune.

 

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Clytemnestre porta sur Achille un regard compatissant. Il était l’innocente victime de dieu sait quel complot et dont sa fille, elle, était le cœur.

 

De quelle machination s’agissait-il cependant? Et comment savoir? Quand au même instant, elle aperçut un fidèle domestique qui servait à présent dans l’armée d’Agamem-non. Elle l’appela.

 

– Je veux que tu me dises tout ce que tu sais, ordonna-t-elle.

 

– Je ne suis qu’un serviteur. Ton serviteur, bien sûr, mais mon maître est Agamemnon et je ne peux pas parler sans son autorisation.

 

– Autrement dit, tu es informé?

 

– Je sais beaucoup de choses, oui. Je sais même tout mais je n’ose pas parler.

 

– Si tu dois, en révélant ce que tu sais, faire du tort à quelqu’un, alors garde le silence, sinon parle haut et fort.

 

– Tu as raison. Je ne peux pas faire plus de mal que le malheur qui vous attend. D’ailleurs, tôt ou tard vous serez prévenus, toi, Achille et ton infortunée fille. Mais on nous entend peut-être. Iphigénie nous écoute-t-elle?

 

– Parle librement, sois sans crainte.

 

Le serviteur commença à raconter, à tout raconter. Il était bien placé pour savoir car c’était lui l’homme qui devait porter le second message à Mycènes avant que Ménélas ne l’intercepte.

 

– Oh! Malheur à moi! gémit Clytemnestre lorsqu’il eut fini. Je comprends maintenant pourquoi il parlait comme un égaré. Un crime atroce et combiné à l’avance! Je perds ma fille tant aimée!

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– Non, intervint violemment Achille, je ne le permettrai pas! Ils se sont servis de mon nom à mon insu, pour envoyer une innocente se faire sacrifier. Je leur ferai obstacle. Au diable l’expédition! Au diable le châtiment des ravisseurs! Par ma foi, ce sacrifice n’aura pas lieu!

 

Soudain, la voix d’Iphigénie se fit entendre derrière eux.

 

– Mère, je craignais un grand malheur et je suis venue te rejoindre. Sans le vouloir j’ai tout entendu mais n’est pas peur. Mon père ne désire pas ce sacrifice et trouvera le moyen de me sauver.

 

– Ah, ma fille, pourquoi cette infortune! Nous devons trouver les paroles qui toucheront ton père droit au cœur. Il t’aime tant!

 

– Oui mère. Il souffre tout comme toi et sa douleur est plus grande que la mienne. Si c’est en son pouvoir, il me sauvera.

 

– Mais c’est en son pouvoir. Il est le chef suprême ici!

 

– C’est peut-être bien pour cela qu’il ne le peut pas, mère.

 

– S’il préfère les honneurs de sa charge à sa fille!

 

– Non, je ne le crois pas.

 

– Je connais ton père mieux que toi.

 

– Moi je m’en vais, dit le serviteur à mi-voix, il me semble entendre mon maître arriver. Il ne doit pas me voir avec vous.

 

– Il n’est pas bon que je reste moi non plus, dit Achille à son tour, s’esquivant promptement.

 

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“Father!” wailed Iphigeneia, as Agamemnon approached. “Why, father? What harm have I done to the Achaean army?”

 

“What’s that you’re saying? I do not understand. Or are you foretelling some evil stroke of fortune?”

 

The sacrifice of Iphigeneia - Agamemnon, Iphigeneia, Clytaimnistra

 

– Père, tu vas me sauver n’est-ce pas? Je suis venue pour me marier, tu ne vas pas me laisser mourir?

 

– Vous savez donc tout! Il semble que quelqu’un a eu pitié de moi. Jamais je n’aurais pu prononcer l’insoutenable vérité!

 

– Et maintenant, père?

 

– Mon enfant, sais-tu quelle est ma douleur?

 

 

-11-

– Tu souffres, oui, mais là n’est pas notre souci, s’emporta Clytemnestre. Seule la décision importe. Pour le bien-être de Ménélas et l’infidélité d’une femme, une innocente créature doit payer de sa vie et une mère mourir de chagrin? Dis-moi, Agamemnon, as-tu vraiment pensé à cela? Dans quel état suis-je supposée rentrer à Mycènes que j’ai quittée dans la perspective d’assister au plus brillant des mariages? Et durant toute ton absence, qui vivra la torture de voir sa chambre vide? Et autre chose encore. Que suis-je censée répondre aux questions de ses jeunes sœurs et du petit Oreste? Qu’elle est mariée peut-être? Et quelles explications leur donner quand ils verront mon oreiller inondé de larmes? Oui, elle est mariée, mais c’est Charon qu’elle a pris pour époux! Et quand ils me demanderont « comment est-ce arrivé? », que devrai-je dire là encore? Et quand bien même je leur cacherais que c’est toi qui l’as tuée, crois-tu que le secret resterait à jamais gardé? Un jour ou l’autre ils l’apprendront! Et quand tu reviendras, ne serait-ce qu’en vainqueur, quel accueil t’attends-tu à recevoir de tes enfants? Même si eux font taire leur crainte, toi, te sentiras-tu encore le droit de les prendre dans tes bras? T’es-tu posé toutes ces questions? Mais bien sûr, tout autre est le sujet de tes préoccupations. Tu n’as peur que d’une chose : qu’ils désignent un autre chef à ta place ce qui te priverait de la gloire et des honneurs. C’est ça la vérité!

 

– Tais-toi femme! J’ai assez de la douleur qui m’accable.

 

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– Je sais combien tu l’aimes. Je ne t’aurais pas dit tout cela si je ne le savais pas. Moi, j’aime tous mes enfants de la même façon. Toi aussi tu les aimes mais tu as toujours eu un faible pour Iphigénie. Rappelle-toi de ce jour où tu la tenais sur tes genoux et que tu lui disais : « Tu es petite encore et pourtant je suis impatient de te voir heureuse auprès d’un homme bon et digne du nom de tes parents. » Et elle, enfonçant ses doigts dans ta barbe, t’avait répondu : « Ne sois pas pressé, père. Je suis tellement heureuse ici, avec vous tous. Mais quand ce beau prince me prendra avec lui et que les années auront passé, je veux que tu viennes finir tes jours chez moi où je pourrai m’occuper de toi avec tendresse. Ce sera ma façon de te rendre ton amour et ta douce sollicitude à mon égard. » Tes yeux se remplissaient de larmes en l’écou-tant. Je me souviens que tu me disais : « S’il m’est donné de vivre ma vie jusqu’à son terme, c’est par Iphigénie que j’aimerais être choyé et, quand l’heure viendra, c’est elle que je veux à mon chevet pour me fermer les yeux. » Et maintenant? Un tel revers de fortune! Qui l’eût cru? Toi, en personne... à Iphigénie... Oublie ce que j’ai dit auparavant. Pourtant je ne comprends pas comment tu as pu accepter une chose pareille! Comment en es-tu venu à nous envoyer cette lettre qui nous a remplies de joie? Et nous, toutes confiantes, qui croyions que la déesse de l’amour elle-même avait choisi pour nous un jeune prince du renom d’Achille, le fils d’une divinité. L’annonce de cette nouvelle transporta de bonheur notre candide Iphigénie et son cœur battit à tout rompre lorsqu’elle le vit pour la première fois, beau comme un dieu. Mais ce premier frisson ne cachait que la mort qui l’attend avant même d’avoir goûté aux délices que la déesse de l’amour prodigue si généreusement aux pauvres comme aux riches, aux dieux comme aux hommes. Et toi, tu t’es résigné à cette fatalité en décidant de l’ignoble sacrifice. J’enrage, mais laissons cela. D’une chose je suis certaine : tu peux la sauver!

 

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– Je ne peux pas! J’ai reçu l’ordre d’une déesse. Au début j’ai refusé. J’ai résisté corps et âme mais l’armée s’est soulevée. Tous les chefs sont contre moi. Ils disent que je veux compromettre l’expédition, laisser vivre les voleurs et les ravisseurs en toute impunité et attirer sur nous les foudres divines. « On a prêté serment! », hurlaient-ils. J’ai promis d’obéir. Je n’avais pas d’autre alternative. Le premier à payer de son sang dans cette guerre sera moi. Je devais l’accepter. Tiens, ils recommencent à crier. Beaucoup craignent encore que je me rétracte. Je vais voir. Toutes les deux, allez dans votre tente. Les larmes soulagent. Le misérable que je suis n’a même pas ce droit.

 

Puis il se dirigea en hâte vers l’endroit d’où venaient les éclats de voix.

 

– Le sort en est jeté, ma petite maman, conclut Iphigénie. Mon père ne peut plus rien faire. Je suis condamnée. Rassemble tout ton courage ; moi j’irai à l’autel la tête haute.

 

– Tout n’est pas fini. Il y a encore Achille. Il est notre dernier espoir. Allons le trouver.

 

– Non, mère, n’entends-tu pas tous ces cris?

 

– Oui, pourquoi ce tollé?

 

– Ma perte maman. C’est ma perte qu’ils réclament et Achille n’a pas le pouvoir de me sauver. Tiens, le voilà justement.

 

– Dis-nous, Achille, pourquoi ces cris de l’armée? interrogea Clytemnestre, épouvantée.

 

– Ils veulent que le sacrifice ait lieu immédiatement!

 

– Et que disent les chefs?

 

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– Que le sacrifice ait lieu immédiatement!

 

– Qu’il ait lieu donc, et vite! trancha Iphigénie. La vie est douce et la mort bien sombre mais ce martyre doit prendre fin pour le bien de tous.

 

Elle porta sur Achille un regard si plein d’amertume qu’il ne put s’empêcher de dire :

 

– Jamais! Ils devront d’abord me passer sur le corps!

 

– S’il faut en arriver là, je ne le permettrais pas, déclara Iphigénie.

 

– Ne dis pas cela, interrompit sa mère. Ils n’oseront pas s’en prendre à lui.

 

– Ils ont déjà osé, répondit Achille.

 

– Mais tu as l’armée des Myrmidons derrière toi. Qui aurait l’audace de te contrer?

 

– Ils seraient les premiers à me jeter des pierres.

 

– Alors tu es seul?

 

– Seul de tous côtés.

 

– Nous sommes perdues ma fille.

 

Achille, lui, espérait encore.

 

– Non, tout n’est pas perdu. Je suis le fils de Thétis et de Pélée. Je me posterai devant elle, l’épée au poing et qu’ils osent alors!

 

-15-

– Ecoute-moi, dit Iphigénie. Toi aussi, mère. J’ai longuement réfléchi et le moment est venu de vous dévoiler le fond de ma pensée. Ce sacrifice doit avoir lieu. Une déesse le réclame et avec elle l’armée toute entière. La flotte doit appareiller pour Troie. Achille, tu ne parles plus raisonnablement. Je crois que tu ressens pour moi ce que je ressens pour toi. C’est peut-être pour cela que tu ne peux pas admettre que la première chose qui compte est le châtiment des ravisseurs. Ce serait de bien peu d’importance si l’enlève-ment d’Hélène ne touchait que Ménélas. L’acte dont Pâris s’est rendu coupable outrage la Grèce entière et ne peut donc rester impuni. Nous ne pouvons pas nous incliner devant la barbarie. Pitoyables sont ceux qui renoncent aisément. C’est donc de mon propre gré que je me présenterai devant l’autel d’Artémis et c’est encore de mon propre gré que j’offrirai ma gorge au couteau du prêtre pour que mon sang ramène la déesse à la clémence. Elle fera alors souffler le vent qui permettra aux navires de lever l’ancre et les dieux apporteront leur aide aux Achéens pour réduire à néant la ville fortifiée d’Ilion et regagner leur patrie en vainqueurs.

 

Achille resta sans voix, ne sachant pas ce qui le frappait le plus de l’admiration ou de la surprise. Il ne trouvait aucun argument à opposer à ces paroles. Le sacrifice d’Iphigénie, la jeune fille qu’il venait si subitement d’aimer, devait s’accom-plir.

 

– Tu as raison, finit-il par dire. L’amour m’a aveuglé et je comprends maintenant ce que je suis vraiment en train de perdre. S’il y a un instant encore l’idée de ce sacrifice m’était intolérable, je l’accepte à présent avec fierté. Le temps de cette brève rencontre, j’aurai aimé et perdu un cœur admirable.

 

Iphigénie ne s’attarda pas davantage. Elle dit adieu à sa mère ainsi qu’à Achille.

 

– Je vais retrouver mon père. J’ai déjà beaucoup tardé, dit-elle.

 

-16-

La pauvre mère, sachant que toutes paroles seraient vaines désormais, retourna sous sa tente. Elle n’en ressortirait que lorsque tout serait terminé.

 

Le crépuscule s’annonçait déjà quand son fidèle serviteur se rendit auprès d’elle en courant.

 

– Maîtresse, cria-t-il. Il s’est passé une chose extraordinaire, un miracle!

 

Clytemnestre se précipita dehors. Le vent soufflait.

 

– Si c’était le miracle que j’espérais, Iphigénie serait la première à me l’annoncer.

 

– La déesse a emporté ta fille avec elle. Ecoute ce qui s’est passé. Iphigénie offrit sa gorge de si bonne grâce que l’armée toute entière ne put qu’admirer son courage. Au moment où le prêtre leva son couteau, nous les soldats, refusant de voir, avons baissé la tête, les yeux rivés au sol. Nous attendions, le souffle coupé. On aurait pu entendre une feuille tomber. Puis, soudain, le bruit distinct de la lame nous parvint aux oreilles en même temps qu’une voix qui criait : « Miracle! Miracle! » Nous avons relevé aussitôt les yeux, la jeune fille avait disparu, à sa place gisait une biche toute pantelante. Nous étions encore sous le coup de la consternation quand Calchas, debout sur le socle de l’autel, étendit le bras et dit : « Illustre Agamemnon et vous, chefs Achéens, écoutez ceci : la déesse n’a pas voulu voir son autel couvert du noble sang d’Iphi-génie. C’est pourquoi elle l’a prise avec elle et conduite en Tauride lointaine où elle sera sa prêtresse. La colère d’Arté-mis a pris fin. Vous pouvez le constater en regardant autour de vous. Les feuilles des arbres frémissent. Un vent de terre se lève. La flotte et son armée peut appareiller et faire route vers Troie. Avec courage et foi en la victoire, rien ne peut nous arrêter. »

 

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Le serviteur de Clytemnestre était arrivé au bout de son récit sans pour autant l’avoir convaincue.

 

– Tu as trouvé, mon ami, une belle histoire pour me réconforter mais le miracle dont tu parles est bien difficile à croire.

 

– Mais tout le monde l’a vu. Tiens, voici mon maître qui va pouvoir te le dire lui même.

 

– Que ta douleur soit soulagée, femme. Notre fille est auprès de la déesse et sera immortelle. Nous, maintenant, nous partons avec l’armée. Troie sera conquise, sa forteresse tombera et, tous ensemble, au retour, nous célébrerons notre brillante victoire.

 

 

The sacrifice of Iphigeneia

 

 

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Excerpted from L' Iliade - La guerre de Troie by Menelaos Stephanides
Copyright © by Dimitris Stefanidis. All rights reserved.
No part of this excerpt may be reproduced or reprinted without permission in writing from the publisher.

 

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